C'est quoi?
Ce livre, paru en 1953, vaut à son auteur le prix des Deux-Magots et fait scandale à sa sortie. Ce que j'ignorais totalement au moment où je l'ai trouvé : sa tête de vieux roman trop relu et sa couverture, un simple S. majuscule, m'ont attirée. Il était en si mauvais état (et l'est toujours) que le bouquiniste chez qui je l'ai trouvé ne me l'a même pas fait payer sous prétexte qu'il ne se permettrait pas de me vendre un livre retenu par un élastique; autant dire que je ne m'attendais à rien de particulier en le commencant.
En deux mots
Un roman difficile à résumer sans lui faire perdre sa valeur. On est à la fin des années 40, peut-être au début des années 50 et Claude (pas de nom de famille, on ne connait que les prénoms dans ce roman) quitte le collège religieux de Salvère pour passer son bac de philo à Lausanne. Là il rencontre Alfonso, qu'il surnomme S., fascinant de culture et de mystères, et se retrouve dans une faune cosmopolite et polyglotte qui parle français, s'insulte en arabe, se dispute en anglais et se réconcilie sur un air de jazz. Au lieu de grands penseurs il découvre avec eux la débauche, l'amour, la fascination et la désespérance dans laquelle il suit le modèle de S. Jusqu'au drame qui le renverra à Paris, à Salvères, à d'autres amours pour exorciser tout ce que Lausanne lui aura appris.
Mon avis
Je ne m'attendais à rien, mais pas à ça. Le spleen tranquille de la jeunesse oisive, la bohème étudiante dépeinte dans ce qu'elle a d'à la fois glauque et poétique, le monde de Claude qui peu à peu perd tout son sens et ses certitudes qui volent en éclat. C'est un roman qui parle de la fin de l'adolescence, de ce moment où on devient adulte sans s'en apercevoir, de deuils, d'amours ratés. Claude est un adolescent : il n'a que 17 ans au début du roman qui nous raconte un an de sa vie. Toutes ses émotions sont exacerbées, ses passions violentes, il cherche un amour absolu mais ne réalise pas encore que ce qu'il fait et ce qu'il dit a des conséquences, comme un enfant.
J'ai aimé la façon qu'a l'auteur de distiller ses informations au compte-goutte. Il sous-entend, effleure l'idée, laisse le lecteur deviner pour, cent pages plus loin, quand on s'est pris deux ou trois claques, y revenir et confirmer ou infirmer tout ce qu'on a pu penser comprendre. La langue est particulièrement maîtrisée et le ton volontairement laconique sonne juste, comme s'il s'agissait d'un reportage sur la vie d'un jeune parisien désargenté. L'auteur nous fait tout voir du point de vue de Claude qui regarde le monde avec de plus en plus de détachement, mais en nous glissant des informations qui nous permettent de comprendre mieux que lui ce qui lui arrive - au point de donner envie de le gifler par moment.
On peut se laisser dérouter par les associations d'idée, les rêveries de Claude qui a une imagination très fertile, ses jugements à l'emporte-pièce que ceux qui l'entourent et les dialogues tout en sous-entendus qui passent du coq à l'âne - comme une vrai conversation, dans laquelle on a pas besoin de finir une phrase pour se faire comprendre - mais l'ensemble est cohérent et toutes les zones d'ombre finissent par s'éclairer.
Des personnages attachants, une écriture superbe, un rythme et une ambiance lents qui font tomber peu à peu dans le désespoir morne dans lequel ils se complaisent : je recommanderais bien ce livre, s'il était toujours édité. Mais si en fouinant dans un bac de livres à 20 centimes vous tombez dessus, n'hésitez pas. D'autant plus si vous le trouvez avec ses suites, Hollywood et Les enragés
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10/10.
4 commentaires:
Bonjour.
Joliment dit!...
Oui, c'est vrai, S et ses sortilèges, toujours entre rire et tristesse, désenchantement et passion, bref tout en paradoxes...
J'essaie désespérément de trouver trace de Claude Cariguel. Si l'on en croit ses ouvrages, il a écrit pendant vingt ans et a disparu dans les années 60 (après une expédition dans la jungle à la recherche d'un trésor !)... Il a vécu comme dans son livre, car la suite (Hollywood, Les enragés) sonne comme le vrai passage à l'âge adulte (perte des dernières illusions, désoeuvrement, débauche, alcool, drogues). Tout est assez mortifère.... Même si je n'adore pas les suites, S restera un de mes livres cultes. Votre commentaire est le seul que j'aie trouvé sur internet !....
Une note ?
10/10.
Chère Madame,
Je viens de découvrir votre blog grâce à Claude Cariguel. Les oeuvres de ce romancier figuraient dans la bibliothèque de ma tante Suzanne Delacoste, romancière et journaliste, qui a marqué les lettres romandes entre 1945 et 1963, date de sa mort. Elle connaissait l'écrivain et l'estimait. Elle a dû le rencontrer à Lausanne. J'ai lu "S" et les autres romans vers 16 ans et je me souviens de la marque au fer rouge qu'ils m'avaient laissé. Ma tante Suz.Delacoste a écrit trois romans, dont un "Fédora et la Solitude" chez Flammarion (1949), "Les Jardins clos", Cheval ailé, 1945 et "Pavane pour l'amour manqué", Rencontre, 1954. Peut-être dorment-ils chez quelque bouquiniste. Je vais suivre vos notes de lecture que je trouve subtiles. Elles donnent très envie de partager vos impressions. Moi-même, je suis sur Facebook où j'ai fondé un groupe "pour les lecteurs de la correspondance et de l'oeuvre de Voltaire et un autre consacré à "Julien Green, romancier". Je vous adresse de Neuchâtel des pensées amicales. Laurent de Weck (laurentdeweck@hotmail.com)
Bonjour
J'ai trouvé le livre de Claude Cariguel chez Emmaüs que j'ai acheté pour 50 centimes d'euros. J'ai été longue à le lire mais à présent puisque c'est une histoire prenante, je le lirais jusqu'à la fin. Je me suis demandée d'ailleurs s'il ne racontait pas sa vie, c'est pourquoi il ne met que des prénoms dans ce roman.
Bonne lecture.
bonsoir, j'ai connu mon Salvères et je n'en suis jamais guéri.
Je signe anonyme, mais suis prêt à discuter avec toute personne qui le souhaite pour évoquer cette période de mon adolescence!
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